Au fil de notre existence, nous accumulons des mutations (pour la plupart non transmises à la descendance) qui impactent le fonctionnement de nos cellules et sont impliquées dans leur vieillissement. Ce n’est que tout récemment qu’ont été mises au point des techniques permettant de faire un inventaire précis de ces mutations ; cette « Chronique de la longévité » présente les résultats d’une étude très récente et envisage les conclusions qui en découlent.
L’ADN présent dans chacune de nos cellules et qui porte notre patrimoine génétique est une molécule assez robuste, puisqu’on arrive même à l’extraire de certains fossiles, mais néanmoins sujette à diverses altérations sous l’effet d’agressions extérieures (fumée de tabac, certains polluants, radiations…) ou durant sa duplication lors de la division d’une cellule (trois milliards de bases ou « lettres » à recopier sans faute). Ces altérations ou mutations consistent en général en le remplacement d’une base (T, A, C, G) par une autre, parfois aussi par l’excision (délétion) ou l’insertion d’une base. Des mécanismes de réparation mettant en jeu un ensemble complexe de protéines et d’enzymes permettent de corriger la plupart de ces erreurs – mais pas toutes. Beaucoup de ces mutations n’ont pas d’effet sur le fonctionnement des cellules ou de l’organisme, car les gènes n’occupent qu’une petite partie de notre ADN et la plupart des mutations situées en dehors de ces gènes ne modifient pas le fonctionnement des cellules. Par contre, les mutations qui interviennent dans les gènes peuvent souvent provoquer la production d’une protéine anormale qui ne va pas remplir sont rôle dans l’organisme et provoquera un dysfonctionnement plus ou moins grave. Il faut ici distinguer les cellules germinales (ovules et spermatozoïdes) qui vont transmettre leur matériel génétique à la descendance, et les cellules somatiques qui disparaîtront avec l’individu [voir référence 1]. Si par exemple une mutation se produit dans le gène de la dystrophine lors de la constitution d’un ovule, l’enfant résultant de sa fécondation portera une « nouvelle mutation » (nouvelle car nouvellement apparue) qui pourra provoquer la myopathie de Duchenne, maladie génétique due à l’absence ou l’anomalie de la dystrophine. Dans ce cas on parle de mutation germinale. Au contraire, une telle mutation apparaissant dans une cellule musculaire au sein d’un muscle pourra éventuellement rendre cette cellule non fonctionnelle mais ne sera pas transmise à la descendance : il s’agit alors d’une mutation somatique. Celle-ci peut avoir des conséquences importantes : si elle induit une multiplication incontrôlée de la cellule, elle peut être à l’origine d’un cancer. On pense aussi que les cellules sénescentes [voir 2] sont des cellules qui ont beaucoup (trop) de mutations somatiques – celles-ci s’accumulent au fil du vieillissement. Pour fixer les idées, disons que dans l’espèce humaine le nombre de mutations germinales est de 50 à 100 par génération (la quasi-totalité sans effet car « tombant » en dehors des gènes) ; quant aux mutations somatiques, plus difficiles à répertorier (voir plus bas), on en compte quelques milliers pour chaque cellule – et leur nombre augmente avec l’âge de l’individu.

La charge de mutations somatiques, donnée essentielle mais peu accessible.
Il paraît très vraisemblable que le vieillissement cellulaire (et donc celui de l’organisme) soit lié à l’accumulation de mutations somatiques aboutissant à des cellules peu performantes ou même carrément « sénescentes » [voir référence 2]. Il est donc important de déterminer le nombre de ces mutations et la manière dont celui-ci augmente avec l’âge. Mais cette mesure était jusqu’à récemment impossible, et reste difficile du point de vue technique. En effet, les mutations se produisent au hasard, et du coup chaque cellule somatique porte son propre jeu de mutations, différent de toutes les autres. Or, pour repérer les mutations, il faut lire (« séquencer ») l’ADN. Malgré les grands progrès des techniques de séquençage, celles-ci imposent la mise en œuvre d’une certaine quantité d’ADN, typiquement de l’ordre du microgramme (millionième de gramme). Mais un microgramme, cela correspond à l’ADN de dizaines de milliers de cellules : on va alors lire un mélange de dizaines de milliers d’ADNs différents, chacun avec son propre jeu de mutations – et chacune de ces mutations sera en fait invisible car seule au sein de dizaines de milliers de molécules qui ne sont pas mutées à cet endroit, mais à d’autres, également invisibles lors de la lecture du mélange. Des progrès techniques très récents viennent de rendre réalisable (même si cela reste acrobatique) la lecture de l’ADN d’une seule cellule préalablement isolée. Il est aussi possible de contourner ce problème technique en isolant de petites structures intestinales comportant quelques centaines de cellules dont des études préalables ont montré qu’elles sont les descendantes récentes d’une seule cellule. Quoi qu’il en soit, il est maintenant possible de mesurer le nombre de mutations somatiques, et c’est ce qu’a fait récemment un consortium international d’équipes principalement britanniques mais aussi allemandes, hollandaises et roumaines [référence 3]. Leur étude est large et porte sur 16 espèces, de la souris à l’homme en passant par la girafe et le rat-taupe, avec pour chacune plusieurs âges différents. Leurs conclusions sont très nettes : chaque espèce accumule des mutations somatiques dont le nombre augmente linéairement avec l’âge, et la vitesse d’accumulation, très différente selon les espèces, est inversement reliée à la longévité ce qui fait que chaque espèce arrive à la vieillesse avec une charge de mutations comparable, que sa longévité[1] soit de 2, 40 ou 80 ans. Examinons maintenant les résultats obtenus.
Des milliers de mutations somatiques, augmentant avec l’âge
Les auteurs ont en fait lu l’ADN de « cryptes intestinales », petites structures présentes à la surface de l’intestin et composées de quelques centaines de cellules identiques (y compris du point de vue de l’ADN) car provenant de la multiplication récente d’une seule cellule-souche. Cela augmente la quantité d’ADN disponible et améliore la précision de la mesure. Pour l’homme (comme pour les autres animaux) il s’est agi de prélèvements effectués lors d’autopsies. Sept prélèvements humains ont ainsi pu être analysés, chacun d’eux étant lu à plusieurs reprises pour évaluer la fiabilité des mesures.
[1] Dans cette étude la longévité est définie comme l’âge auquel 20% de la population de l’espèce reste en vie (en captivité pour les animaux). Elle est donc nettement inférieure à l’âge maximum.

On voit (Figure 2) que le nombre de mutations somatiques (par cellule) est de quelques milliers, et qu’il augmente de manière linéaire avec l’âge de l’individu. La reproductibilité de la mesure est bonne, comme le montre le regroupement vertical des points pour chacun des sept prélèvements analysés. Ainsi, vers l’âge de 80 ans, chacune de nos cellules porte dans son ADN environ 4000 mutations. Comme celles-ci sont réparties au hasard le long de l’ADN, elles tombent dans leur grande majorité dans des régions non essentielles et n’ont pas d’effet sur la cellule ; mais il pourra parfois arriver qu’une mutation affecte un gène, affaiblissant par exemple le fonctionnement des défense immunitaires, ou qu’une autre inactive un système de contrôle de la multiplication cellulaire et devienne le point de départ possible d’un cancer. Plus généralement, cette accumulation de cellules ayant subi des mutations multiples va favoriser l’apparition de ces cellules sénescentes dont nous avons déjà eu l’occasion de parler dans cette rubrique [référence 2].
De l’homme à la souris
La souris est à coup sûr le « modèle animal » le plus utilisé en recherche biologique, qu’il s’agisse de génétique, de physiologie ou de cancérologie. Son patrimoine génétique est très proche du nôtre, et l’on a souvent tendance à considérer que ce qui est vrai chez la souris l’est également chez l’homme. Qu’en est-il pour le taux de mutation somatiques ? La Figure 3 répond à cette question.

On voit que le nombre de mutations somatiques est comparable (deux ou trois milliers), et qu’ici aussi il augmente avec l’âge de manière linéaire. Mais l’échelle de temps est très différente : à l’âge de deux ans, il est chez la souris du même ordre que pour l’homme à soixante ans. En d’autres termes, les cellules d’une souris âgée de deux ans (ce qui se situe vers la fin de vie chez cet animal) ont accumulé à peu près autant de mutations que celles d’un homme âgé.
Homme, souris… mais aussi girafe ou rat-taupe
Un des points forts de l’étude décrite ici est qu’elle a porté sur un grand nombre d’espèces, certaines assez exotiques comme le lion, la girafe ou le rat-taupe nu[1] (les prélèvements proviennent d’autopsies pratiquées sur des animaux ayant vécu en captivité). Leurs longévités s’étalent entre deux ans (souris) et quatre-vingt ans (humains), et dans tous les cas on observe le même phénomène : le nombre de mutations somatiques augmente de manière linéaire avec l’âge, et atteint une valeur de quelques milliers vers la limite de la longévité de l’animal. On peut alors calculer, pour chaque animal, la vitesse d’accumulation de ces mutations, plus précisément le taux de mutations somatiques par année, ce qui permet de comparer l’ensemble des espèces étudiées comme sur la Figure 4.
[1] Une espèce de rat qui mène une vie exclusivement souterraine et a une longévité exceptionnelle, de l’ordre de 40 ans.

On voit que toutes ces espèces se répartissent sur une courbe régulière montrant que le taux de mutations somatiques est inversement proportionnel à la longévité de chaque espèce – ce qui fait que malgré leur espérance de vie très différente chacune d’entre elle porte, en fin de vie, une charge équivalente de mutations somatiques.
Des conséquences importantes
Ces résultats très solides – les données techniques de l’article sont impeccables – montrent que les différentes espèces ne sont pas égales devant les mutations (somatiques) : elles les accumulent d’autant plus vite que leur espérance de vie est courte. Du point de vue biologique, cela implique que les espèces à vie courte disposent de mécanismes de réparation de l’ADN beaucoup moins efficaces que celles à vie longue : c’est ce que suggéraient déjà les travaux sur les sébastes (longévité de dix à deux cents ans selon les espèces) [référence 4], mais la démonstration est ici directe. Pour autant qu’on le sache, les mécanismes de réparation sont similaires chez toutes ces espèces, mais ils seraient donc mieux optimisés et plus efficaces chez les espèces à grande longévité. Cela pose d’intéressantes questions du point de vue de l’évolution : par quels mécanismes celle-ci a-t-elle sélectionné des mécanismes plus efficaces chez certaines espèces ?
Du point de vue de la recherche biologique, cela indique qu’il faut prendre beaucoup de précautions pour extrapoler certains résultats de la souris à l’homme : l’effet d’une irradiation d’intensité donnée va être plus important pour la souris (qui aura du mal à réparer les lésions causées à son ADN) que pour l’homme. Et en effet, les dommages observés chez les survivants irradiés d’Hiroshima et de Nagasaki se sont avérés très inférieurs à ce qui était attendu d’après les études sur la souris [référence 5].
Et enfin – c’est sans doute le plus important – ces résultats renforcent l’hypothèse que le vieillissement cellulaire – et le vieillissement tout court – sont causés par l’accumulation de mutations somatiques qui provoquent la sénescence des cellules. Rappelons que le syndrome de Werner, un vieillissement très précoce [référence 6], est causé par la mutation du gène WRN impliqué dans la réparation de l’ADN. Tout cela suggère que la voie royale vers un traitement préventif du vieillissement pourrait passer par un renforcement des mécanismes de réparation de l‘ADN. Reste à savoir comment y parvenir…
Pour aller plus loin… quelques références.
- Une description claire des cellules somatiques et germinales
https://fr.wikipedia.org/wiki/Cellule_somatique
https://www.aquaportail.com/definition-14586-cellule-germinale.html
- Déjà paru dans cette rubrique : B. Jordan. Eliminer les cellules sénescentes pour rester jeune ? 5 mai 2022
- L’article rapportant cette étude (en anglais, disponible sans abonnement à : https://www.nature.com/articles/s41586-022-04618-z )
Cagan A, Baez-Ortega A, Brzozowska N, et al. Somatic mutation rates scale with lifespan across mammals. Nature. 2022 ; 604 : 517-24.
- A paraître dans dans cette rubrique : B. Jordan. Ce que nous apprend la longévité des poissons
- Etude sur les survivants d’Hiroshima, disponible sans abonnement à :
https://www.medecinesciences.org/fr/articles/medsci/full_html/2018/02/medsci20183402p171/medsci20183402p171.html
Jordan B. Les survivants d’Hiroshima/Nagasaki et leur descendance — Les enseignements d’une étude épidémiologique à long terme. Med Sci (Paris) 2018; 34 : 171–8
- Déjà paru dans cette rubrique : B. Jordan. Syndrome de Werner et Progéria, maladies (et modèles ?) du vieillissement. 4 mai 2022
Syndrome de Werner et Progéria, maladies (et modèles ?) du vieillissement
[1] Dans cette étude la longévité est définie comme l’âge auquel 20% de la population de l’espèce reste en vie (en captivité pour les animaux). Elle est donc nettement inférieure à l’âge maximum.
[2] Une espèce de rat qui mène une vie exclusivement souterraine et a une longévité exceptionnelle, de l’ordre de 40 ans.
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